De fil en aiguille ... Les enjeux des collections textiles
Vue des uniformes présentés dans les vitrines du département moderne
© Paris - Musée de l’Armée / Émilie Cambier
Centrales dans les collections du musée, les pièces textiles permettent de retracer les évolutions de la culture matérielle des combattants. Elles sont aussi le reflet de l’organisation des armées, de l’Ancien Régime au XXIe siècle. Leur aspect, tantôt somptueux, tantôt modeste, évoque la silhouette de ceux qui les ont portées et leur fragilité rappelle à chaque instant leur rareté, incitant à les préserver pour les futures générations de visiteurs.
Enjeux de conservation et conséquences de la rotation - préservation des collections textiles
Le musée de l’Armée conserve et expose un grand nombre de pièces constituées de matières textiles. Sensibles à la lumière, ces collections sont fragiles. Des dégradations peuvent leur être occasionnées par un niveau d’éclairement excessif ou par une durée d’exposition à la lumière trop longue. Les effets de la lumière sur les textiles sont cumulatifs et irréversibles. Ils se manifestent par une décoloration du tissu et un affaiblissement de ses fibres. Pour limiter les risques de dégradation d’un textile, l’intensité lumineuse dans les salles de musée doit être réglée à 50 lux (unité de mesure de l’éclairement) et le temps de son exposition ne doit pas excéder 3 mois tous les 3 ans. Une réflexion collective a conduit à définir puis à mettre en oeuvre des mesures conservatives, dont la principale a consisté, dès 2015, à expérimenter la rotation des collections textiles. Il s’agit d’extraire des vitrines des objets fragiles constitués de matériaux textiles et de les remplacer par d’autres pièces, conservées dans les réserves et redécouvertes lors du récolement décennal ou récemment acquises et encore non connues des visiteurs.
La rotation des textiles est mise en oeuvre selon un rythme annuel pour permettre un véritable roulement des collections, dans le but de garantir leur transmission aux générations futures.
Après deux années d’expérimentation, il apparaît qu’à terme, les pièces textiles uniques et/ou emblématiques ne pourront plus être exposées en permanence et devront être remplacées par des supports de médiation audiovisuels ou multimédias, ce qui nécessitera d’adapter le parcours des salles du musée de l’Armée.
Chapska en drap bleu horizon de lieutenant de chasseurs polonais
© Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Pascal Segrette
De l’acquisition à la présentation
Tous les ans, plus d’une centaine d’objets, voire plusieurs centaines suivant les années, entrent dans les collections du musée de l’Armée après leur passage devant le comité de conservation puis la Commission scientifique pour les acquisitions des musées de la Défense. Si tous ces objets ont un intérêt pour les collections des différents départements du musée car ils les complètent et les enrichissent, tous n’ont pas vocation à trouver leur place immédiatement dans une vitrine des salles d’exposition permanente. Mais certaines pièces ayant une grande valeur historique, comme ce rarissime chapska bleu horizon du 2e régiment de chasseurs polonais porté en 1918 par le lieutenant Jean-Paul Palewski, sont rapidement intégrées dans le parcours permanent pour être présentées aux visiteurs du musée.
Vue du carré de piquiers reconstitué pour l’exposition Chevaliers et bombardes. D’Azincourt à Marignan, 1415-1515
© Paris - Musée de l’Armée / Émilie Cambier
Pourquoi reconstituer des uniformes ?
Les collections du musée de l’Armée recèlent de très nombreuses pièces d’uniformes, mais peu d’uniformes complets antérieurs au XIXe siècle. De fait, vêtements d’usage soumis à de rudes épreuves, les uniformes militaires anciens n’ont que très rarement été conservés et, parmi ceux qui ont traversé les siècles, peu ont été véritablement « portés », la plupart étant des tenues de cérémonie. À contrario, les collections d’armes et armures anciennes ont été bien conservées et témoignent de l’équipement des hommes d’armes du Moyen Âge à nos jours. Lors de la préparation de l’exposition Chevaliers et bombardes. D’Azincourt à Marignan, 1415-1515, l’évocation d’une silhouette de l’homme d’armes du XVIe siècle s’est heurtée à l’absence d’uniformes de cette époque.
Comment faire alors pour plonger le visiteur au coeur des batailles de la Renaissance ?
Afin d’illustrer la violence des combats, les commissaires ont tenté de donner vie, le temps d’une exposition temporaire, à un carré de piquiers fait de mannequins réalistes vêtus d’uniformes reconstitués et armés de piques, armures et défenses de têtes. Dans un souci d’exactitude et de lisibilité, ces reconstitutions ont été réalisées à partir de sources iconographiques bien documentées (peintures, dessins et manuscrits du XVIe siècle) et des rares vestiges conservés dans les collections publiques. Les uniformes chatoyants et sophistiqués, placés sur des mannequins en position de combat, créaient un diorama grandeur nature restituant l’échelle, l’équipement, les couleurs et, dans une certaine mesure, l’élan de cette armée d’un autre temps.
Uniformes et significations : le signifiant et le signifié du textile
Les raisons qui ont abouti, à la fin du XVIIe siècle, à la création de tenues uniformes dans les armées d’Europe, sont aussi nombreuses que les particularités imaginées depuis pour se distinguer entre soldats. Étudier l’uniforme revient souvent à connaître le règlement pour mieux comprendre pourquoi on en vient à le contourner. L’habit fait le moine. Le soldat incarne la puissance au nom de laquelle il combat et meurt. C’est pourquoi, pendant deux cents ans, la couleur et la richesse des matières, les broderies, ont pu compter autant que les caractéristiques utiles du vêtement professionnel. Si les qualités pratiques, techniques, optiques des textiles prévalent aujourd’hui, c’est que la guerre a changé, et l’uniforme avec elle. Il y a donc le règlement qui tient compte, dans des proportions différentes selon les époques, des aspects pratiques et symboliques communs à toute armée. Il y a aussi la logique du corps, chacun se distinguant par un élément qui lui est propre – couleur, insigne, effet particulier – au point d’assimiler le corps à ce détail de la tenue, comme le béret rouge désigne les parachutistes. Au sein de l’unité même, les individus se distinguent : les plus fortunés portent des tenues de fabrication tailleur, dont le drap est de meilleure qualité et la coupe mieux ajustée. Il y a aussi les aspects du métier, qui impliquent des tenues de corvée, de combat, de parade, de ville… Le monde militaire se dissocie ainsi du civil, sans pour autant que l’un soit imperméable à l’influence de l’autre… Si l’on considère toutes les identités qu’il superpose, il y a bien loin de l’uniforme à l’ennui.
Chasseur à cheval de la garde impériale, tenue de société
© Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Émilie Cambier
Deuxième Régiment de hussards : capitaine en tenue de société et major en tenue de bal extrait de Bardin Étienne-Alexandre, Projet de règlement sur l’habillement, 1812, vol. IV, pl. 175.
© Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Émilie Cambier
Officier du huitième régiment de hussards, tenue d’été dite « nankin »
© Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Émilie Cambier
De la restauration à la présentation
Après avoir été restauré, un uniforme peut avoir deux destinations : soit il intègre les réserves et est conditionné puis rangé dans un meuble afin d’être protégé de la poussière, de la lumière, des tensions liées à son propre poids; soit il est présenté au public. Dans ce dernier cas, il faut adapter son support pour éviter toute tension pouvant nuire à sa conservation. Le défi consiste donc à restituer le volume de l’uniforme, à répondre aux exigences muséographiques en termes de posture et d’équipement, tout en préservant la pièce textile. La présentation sur des bustes ou des mannequins en pied n’est pas facile car la coupe des uniformes anciens est très éloignée des modèles actuels pour lesquels sont fabriqués les supports d’exposition. Il faut donc adapter le buste ou le mannequin en recoupant les carrures et parfois même les flancs. Le support, ainsi ajusté à la taille de l’uniforme, est ensuite recouvert de matériau neutre, pour préserver le textile ancien.
Mannequin représentant un G.I. américain (Ardennes, 1944-1945) prenant son repas
© Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Émilie Cambier
Le rôle du mannequin
Support imitant la forme humaine, sur lequel est présenté une armure, un uniforme, une tenue de combat, à pied ou à cheval, le mannequin est omniprésent dans les espaces du parcours permanent comme dans les salles d’exposition temporaire du musée de l’Armée.
Il y constitue un élément déterminant du vocabulaire muséographique de l’établissement, propre à favoriser le dialogue des tenues, uniformes, pièces d’équipement, armes blanches ou à feu, avec les objets exposés isolément, les tableaux, les sculptures, les documents d’archives, quel qu’en soit le support.
S’il n’est exclusif d’aucune autre forme du discours historique d’un musée militaire - pas même les supports de médiation audiovisuels ou multimédias - le mannequin devient structurant dans le parcours offert au visiteur, en ce sens qu’il peut, à lui seul, évoquer des pans entiers de l’histoire de l’institution militaire et de la guerre, mais aussi des évolutions politiques, sociales, techniques et organisationnelles des forces armées. Il permet de matérialiser de la façon la plus aboutie la culture du soldat et son appartenance à un pays, à une armée, à une unité, tant sur le champ de bataille ou à l’entraînement qu’au quartier ou en ville. Sa présence au coeur de chacune des thématiques du parcours de visite assure au visiteur une certaine proximité avec le discours historique, ainsi présenté de manière tangible et sensible. Il permet aussi et surtout de comprendre et de faire comprendre que l’homme est au coeur des armées et de la guerre.
Le recours au mannequin impose rigueur et exigence dans le choix de l’uniforme, pour ne rien dire de l’authenticité, ni de la cohérence entre la tenue et les armes ou pièces d’équipement qui y sont associées, de la manière de porter l’uniforme, de l’allure propre à une époque, à une unité, à un grade. Cette volonté de « coller » à la réalité historique peut aller jusqu’à la mise en place de mains, de jambes et d’une tête aux traits très réalistes, au risque parfois de troubler le visiteur en le reléguant au rôle de témoin contemporain et en abolissant la distance qu’un musée crée le plus souvent entre son public et les objets qu’il expose.
Dossier réalisé par Christophe Bertrand, Sophie Chauvois, Jordan Gaspin, Solène Granier, Isabelle Grisolia, Sylvie Leluc, Émilie Robbe et Isabelle Rousseau