C’est l’aube. Le soldat s’éveille, après une mauvaise nuit passée à même le sol enroulé dans son manteau ou, s’il est plus chanceux, sous la tente étroite qu’il partage avec ses camarades. A moins qu’un simple trou creusé dans le sol n’ait accueilli son sommeil. C’est surtout le rythme de ses déplacements qui détermine son confort nocturne : si les légionnaires de Trajan dressent leurs tentes de cuir à l’abri des palissades du camp qu’ils montent chaque soir, les soldats de Napoléon, qui marchent sans cesse pour surprendre l’ennemi, ne s’encombrent pas de ces refuges de toile et s’éparpillent dans les granges croisées à l’étape ou se construisent, quand ils en ont le temps, une mince cahute de branchages.
L’hygiène et notamment la propreté corporelle, au sens actuel du terme, n’existent pas avant le XIXe siècle, en dépit de certains usages approximatifs et rudimentaires. C’est pourquoi les maladies prolifèrent dans les armées et qu’elles sont, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la première cause de mortalité des combattants, bien avant les pertes dues aux combats. Par la suite, la diffusion de l’hygiène dans les sociétés occidentales modifie fortement la perception des soldats et, par exemple, d’innombrables lettres de poilus se plaignent de leur saleté forcée dans les tranchées.
En dehors des armes et des équipements nécessaires à son métier, l’archer médiéval comme le mousquetaire du XVIIe siècle portent le même habillement que le boutiquier de leur temps, selon leurs moyens ou les possibilités d’approvisionnement. De fait, les soldats sont souvent vêtus de loques, obligés de recourir au pillage, voire de dépouiller des cadavres pour se procurer souliers ou vêtements. L’essor des grandes nations centralisées à la fin du XVIIe siècle et la réorganisation des armées européennes, au moment où les effectifs s’accroissent, se traduisent par l’adoption d’uniformes définis et financés par les Etats. Toute une chaîne de production textile se met en place et le soldat, vêtu comme ses camarades d’une tenue à l’entretien contraignant, n’est plus qu’une partie anonyme d’une machine de guerre qui tente de fondre son individualité dans l’institution militaire.
La tenue du soldat est un costume codé qui, même réduit à sa plus simple expression, comme le brassard du partisan par exemple, traduit l’identité et l’imaginaire de son porteur et du groupe au sein duquel il vit et combat. Dans les armées régulières, le combattant semble disparaître derrière la trompeuse uniformité de sa tenue. Pourtant de multiples insignes – décryptables par les seuls initiés – constellent cette dernière, révélant un grade, une spécialité, une unité d’appartenance, des traditions… et même les épisodes les plus marquants de la carrière de chacun. S’ajoutent à ce système de signes les modifications personnelles que le soldat, en dépit de tous les règlements, tient à apporter à ses effets ; retouches, graffitis, patches, accessoires, ou notes de fantaisie sont autant de moyens de s’approprier sa tenue, tout en se distinguant de ses camarades.
Durant des millénaires et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la marche a été le mode de déplacement principal du soldat, contraint de parcourir souvent près de 40 kms par jour. Le transport des vivres, fournitures et armes mobilisant l’essentiel des moyens que l’on qualifie depuis le XXe siècle de logistiques, il était exceptionnel de transporter des hommes qui pouvaient par ailleurs se déplacer par eux-mêmes. Au XIXe siècle, l’usage du chemin de fer a même été sévèrement critiqué pour avoir « désappris au soldat à marcher ». Trains, taxis de la Marne et hélicoptères ne sont donc pas destinés à ménager le soldat ; ils sont avant tout un moyen d’amener au plus vite les unités là où elles sont nécessaires. Condamnées à suivre le rythme de notre « civilisation de la vitesse », les armées ont récemment vu exploser le coût matériel et financier du transport des hommes. Ceux-ci doivent pourtant, au XXIe siècle encore, arpenter le terrain, l’investir et y combattre ; leurs pieds leur sont donc, toujours, aussi précieux que leurs armes.
Des mulets de Marius, surnom des légionnaires romains cité par Plutarque dans les Vies parallèles…, aux soldats en Afghanistan, la charge maximale théorique portée par un fantassin est d’environ 30 kilos. En 1907, le capitaine Agrelli, du 144e régiment d’infanterie, compare même le soldat à un escargot qui a sa maison sur le dos ! Que ce soit au bout d’un bâton en forme de T, dans un havresac ou dans une musette de combat, le soldat doit emporter avec lui des effets de rechange, des objets personnels, des vivres pour deux jours et parfois un outil portatif en plus de son uniforme, de son arme et de ses munitions. Seul le mode de chargement du barda a réellement évolué avec la suppression des nombreuses banderoles porte-giberne et porte-sabre ou des courroies de bidon et de musette qui comprimaient la poitrine et gênaient les mouvements. Le soldat moderne porte désormais un sac de combat modulable conçu dans des matériaux légers et ergonomiques pour un meilleur confort du combattant et intégrant une gourde souple.
Les munitions deviennent au cours du XXe siècle le problème critique des soldats de toutes les armées. En effet, les combattants dotés exclusivement d’armes de contact ont disparu peu à peu, cependant que décroissait le rôle de la baïonnette qui cesse, pendant la Grande Guerre, d’être l’arme primaire du fantassin. Malgré la réduction du calibre des cartouches, par ailleurs de plus en plus légères, l’augmentation rapide de la cadence de tir des armes à feu depuis les années 1870 a diminué d’autant l’autonomie du combattant. Ainsi les six chargeurs du FAMAS peuvent-ils aujourd’hui être vidés en deux minutes de tir continu. La « discipline du feu », condition nécessaire de l’économie de munitions, est donc devenue à la fois une obsession des états-majors depuis la fin du XIXe siècle et une question de survie pour le soldat lui-même. Pourtant, les armées occidentales emportent couramment pour les missions de combat une « double dotation » de dix chargeurs ou plus, ce qui représente une charge de plus de six kilos, quand le soldat de 1914 n’en portait que trois.
Pour vivre, l’homme doit conserver une température interne de 37 °C, indispensable au bon fonctionnement de ses organes vitaux. Depuis la Préhistoire, les populations se sont donc adaptées aux conditions de vie imposées par leur environnement mais le problème de la résistance aux climats extrêmes, qu’il s’agisse du froid, du chaud ou de l’altitude, s’est posé dès lors que des campagnes militaires ont été menées loin du milieu habituel des combattants. Faute de disposer de tenues et d’équipements adaptés, des milliers de soldats français et allemands sont morts de froid lors de la campagne de Russie de 1812 et des combats sur le front de l’Est durant la Seconde Guerre mondiale. Pour y remédier, les armées ont souvent recruté des hommes parmi les populations autochtones, habituées au climat dans lequel elles devaient combattre ; il leur a aussi fallu, au fil des siècles, concevoir des coiffures, des uniformes et des équipements spécifiques destinés à protéger leurs soldats de la déshydratation, du coup de chaleur ou de la gelure qui peuvent être mortels.
Le soldat en campagne doit, quelles que soient les circonstances, disposer chaque jour d’une ration de vivres d’une valeur énergétique suffisante, d’environ 3 500 kcal, pour son maintien en bon état physique et aussi moral. Toutefois les armées au contact de l’ennemi ou en déplacement n’ont pas toujours la possibilité de faire la cuisine au moyen d’installations fixes ou mobiles, comme les « roulantes ». Les soldats perçoivent donc des « vivres de combat », agrémentés parfois des produits du pillage des contrées traversées. Jusqu’à l’invention de la conserve en 1795 et la distribution des rations de combat individuelles, les armées ont utilisé différents procédés pour conserver les aliments. Les fruits et les légumes étaient traités par dessiccation au soleil, par macération dans des vins cuits emmiellés, dans du vinaigre ou de la saumure ; les viandes, celle de porc en particulier, étaient salées ou fumées, et les volailles cuites conservées dans du saindoux ; les poissons étaient quant à eux consommés en salaison.
Qu’est-ce qui fait tenir le soldat, entre les combats, malgré la fatigue, l’attente, l’ennui, le danger qui subsiste ? Au fil des époques, que d’éléments, tantôt très différents, tantôt apparentés.
D’abord la solde, la rétribution : qu’elle manque, et tout se tend. Puis, les conditions de la vie quotidienne : sommeil, ravitaillement, habillement, alimentation, déplacements, équipement, repos, loisirs, soins… en bien ou en mal, elles influencent le moral, usent ou aident.
Décisives, aussi, les relations entre chefs et soldats : dégradées, elles minent discipline et cohésion. Commander, c’est connaître les seuils de résistance au-delà duquel le moral est atteint.
Les contacts, plus ou moins aisés, avec les civils, les liens avec l’arrière (congés, permissions, correspondance), comptent : mal gérés, ils favorisent agitation ou désertion.
Enfin, représentations de soi et des autres, convictions et croyances animent groupes et individus constituant l’armée et donnent sens à la marche au combat.
Portant ses armes et les outils nécessaires à sa survie, le soldat de l’Ancien Régime ne peut cependant se charger de mois de vivres et de munitions, et encore moins du fourrage de ses chevaux ou des boulets de ses canons. Même si le mot logistique apparaît tardivement, c’est dès l’Antiquité qu’est posé le problème crucial de la fourniture, de l’acheminement et de la distribution des vivres, munitions, équipements, depuis des lieux de production souvent lointains jusqu’aux premières lignes. Longtemps confiée à des auxiliaires civils et limitée aux denrées de base et aux équipements lourds, la logistique militaire, d’une ampleur et d’une complexité croissantes, a subi les évolutions propres au XXe siècle, qui résultent de l’allongement des voies de communication, de la mécanisation des moyens de transport, de la multiplication des matériels devenus indispensables, de la dépendance de sources d’énergie multiples. Un soldat américain engagé en Afghanistan porte sur lui 12 équipements électroniques contenant plus de 70 piles…
Avec l’arme, les équipements de protection sont les principaux éléments distinctifs du combattant. En cuir ou en métal, ils étaient d’abord destinés à protéger des armes blanches ou de jet et des projectiles des armes de trait. Avec l’évolution des armes à feu portatives, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le casque et la lourde cuirasse ont été abandonnés, à l’exception des cuirassiers, puis ont fait leur retour lors de la Première Guerre mondiale pour protéger les soldats des tranchées des éclats d’obus de l’artillerie de campagne et de tranchée. De 1915 à nos jours, les armées ont ensuite dû concevoir de nouveaux équipements pour protéger les hommes et les animaux, notamment les chevaux, exposés aux nouvelles menaces « invisibles » que représentent les risques NRBC (Nucléaires, Radiologiques, Biologiques, Chimiques) et les IED (Improvised Explosif Devices ou Engins explosifs improvisés). Enfin, pour répondre à l’opinion publique qui juge de plus en plus inacceptables les pertes humaines, les états-majors ont doté chaque soldat d’un gilet pare-balles, aussi lourd qu’une cuirasse médiévale, sans pour autant assurer l’invulnérabilité.
Le combat… toute l’existence du soldat en est la préparation. Il est, par excellence, le moment de vérité de la campagne, son but ou sa fin.
Impossible de l’évoquer ici dans ses multiples dimensions, il y faudrait une autre exposition. Impossible, également de le taire.
Aussi, comme d’une zone irradiée dont on trace les contours en se gardant d’y entrer, se limitera-t-on à n’en rappeler que deux traits essentiels, dialectiquement liés :
Bataille rangée, embuscade ou tir isolé, équilibré ou non, le combat est au cœur de la violence de guerre. Les soldats de tous les temps ont connu et connaîtront ces sensations du cœur qui s’emballe, de la bouche sèche et du souffle court avant de s’y engager.
Échos du corps en stress, ces symptômes universels sont évoqués ici en rappelant qu’à toutes les époques et dans toutes les armées, le combat ne représente qu’une part restreinte du temps d’un soldat en campagne.
Le métier de soldat est le seul qui implique d’accepter de donner la mort, comme de la recevoir. Les objets qui nous parlent de ce sacrifice ultime sont multiples : certains identifient celui qui est tombé ; d’autres ornent sa sépulture, rappelant son statut et préservant son emplacement de l’oubli ; d’autres enfin l’accompagnent pendant sa carrière et sont renvoyés à ses proches, ou le suivent dans son dernier voyage. Tous les soldats sont cependant loin d’être égaux devant la postérité : pour quelques personnalités connues, combien de corps anonymes, jetés hâtivement à la fosse après la bataille ? Ce n’est qu’en 1862, pendant la Guerre de Sécession, que l’idée de fournir aux combattants des plaques gravées à leur nom se fait jour, d’ailleurs sans succès immédiat. La pratique de rapatrier les corps des soldats défunts ne s’est généralisée que dans la seconde moitié du vingtième siècle et c’est encore plus récemment qu’en France ont été organisés des hommages individuels, rendus à tous les combattants morts au champ d’honneur, qu’accueille aujourd’hui l’Hôtel national des Invalides.
Après avoir rendu aux morts les hommages qui leur sont dus et pourvu à leur sépulture, il reste à prendre soin des vivants, processus bien plus long selon la gravité ou la nature de leur blessure. Si l’on meurt toujours au combat, la médecine militaire est un des domaines où les progrès ont été les plus sensibles depuis la fin du XIXe siècle. Auparavant, les actes de guerre étaient, il est vrai, bien moins meurtriers que les mauvaises conditions sanitaires ; on estime que plus de la moitié des 4 500 000 soldats français mobilisés entre 1792 et 1815, sont morts de maladies, 150 000 étant tombés lors des combats. Les progrès de l’asepsie, de l’anesthésie, de la transfusion sanguine, de la chirurgie réparatrice et de la rééducation fonctionnelle n’ont pas supprimé la souffrance de guerre, mais ont permis aux combattants d’y survivre plus nombreux malgré les mutilations subies. Insidieuses et longtemps ignorées, les blessures psychiques, que les médecins du XIXe siècle qualifiaient pudiquement de nostalgie, frappent des soldats exposés à un traumatisme, au risque de compromettre la suite de leur carrière, et affecter gravement leur équilibre personnel et celui de leurs proches.